Dans Le Doigt du singe, soit dit en passant, l’écrivain et le directeur du magazine m’ont été inspirés par deux personnages existants, discutant d’une nouvelle réelle, de façon bien réelle.
La nouvelle en question était C-Chute[15] qui avait paru dans Galaxy en octobre 1951 (après la dispute) et qui fut incluse par la suite dans mon livre Nightfall and Other Stories. J’étais l’écrivain, bien sûr, et Horace Gold était le directeur du magazine.
Bien que la dispute et l’histoire fussent authentiques, les personnages sont caricaturés. Je ne ressemble pas du tout à l’écrivain de la nouvelle, et Horace ne ressemble certainement en rien au directeur de la nouvelle. Horace a ses propres particularités qui sont bien plus intéressantes que celles que j’ai imaginées pour les besoins de l’histoire, et moi aussi – mais qu’importe.
De toutes les nouvelles que j’ai écrites et qui ont été publiées une fois et jamais plus par la suite, celle-ci est celle dont j’ai le plus parlé. J’en ai parlé dans une douzaine d’entretiens et j’y ai fait allusion par écrit de temps en temps, pour une excellente raison que j’exposerai plus tard.
En avril 1953, j’étais à Chicago. Je ne suis pas un grand voyageur et c’était la première fois que j’allais à Chicago (et depuis lors, je n’y suis retourné qu’une fois). J’étais venu assister à un congrès de l’American Chemical Society auquel j’étais censé présenter une petite communication. Ce n’était pas très drôle. Il me vint donc à l’idée d’égayer les choses en allant à Evanston, une banlieue du Nord, pour y rendre une petite visite aux bureaux d’Universe Science Fiction.
Ce magazine était alors dirigé par Bea Mahaffey, une jeune femme extrêmement belle. (Ce qui me l’avait fait supposer, c’est que les écrivains de science-fiction l’avaient élue, deux années de suite, comme le rédacteur en chef à la volonté de qui ils se soumettraient le plus volontiers.)
Quand je suis arrivé au siège du magazine le 7 avril 1953, Bea m’accueillit avec une grande joie et me demanda immédiatement pourquoi je ne lui avais pas apporté une nouvelle.
— Vous voulez une nouvelle ? dis-je, subjugué par sa beauté. Je vais vous en écrire une. Donnez-moi une machine à écrire.
En vérité, j’essayais simplement de l’impressionner, espérant qu’elle se jetterait dans mes bras dans un élan de folle adoration. Elle n’en fit rien. Elle me donna une machine à écrire.
Il me fallait m’en sortir. Comme on parlait beaucoup dans les journaux en ce temps-là de l’ascension du mont Everest (des hommes avaient essayé de l’escalader pendant trente ans, la dernière tentative venait d’échouer), je réfléchis en vitesse et j’écrivis Everest.
Bea le lut, l’aima et m’en offrit trente dollars, que j’acceptai avec empressement. J’en dépensai sans tarder la moitié pour lui offrir un dîner de choix, et je m’efforçai d’être charmant, débonnaire et suave, avec un tel bonheur que la serveuse du restaurant me dit, avec enthousiasme, qu’elle aimerait avoir un gendre comme moi.
Cela semblait prometteur et, d’un cœur léger, je raccompagnai Bea chez elle. Je ne sais pas très bien ce que j’avais en tête, mais si j’avais quelque chose en tête, ce n’était pas tout à fait ce qu’il fallait (sûrement pas !). Ce fut l’échec. Bea s’arrangea pour entrer chez elle, me laissant sur le palier, et je n’ai jamais vu sa porte s’ouvrir.